Sortir des guerres de mémoire, un texte de B. Stora – publié le 1er juillet 2022

Sortir des guerres de mémoires

Depuis le début des années 2000, la notion de guerres des mémoires s’affirme dans le débat public. Les termes de « repentance » et de « lois mémorielles » sont entrés dans le discours politique et la « mémoire » devient un enjeu du présent. Les médias, les historiens, et les responsables politiques s’engagent et certains évoquent même un risque de débordement mémoriel, en particulier à propos de l’histoire coloniale.

L’histoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie est ainsi devenue en France un formidable espace de jeux politiques. On se souvient de la mobilisation importante contre la loi du 23 février 2005, en particulier son article 4 indiquant la nécessité d’enseigner la colonisation dans ses « aspects positifs », ou encore des manifestations à propos des menaces planant contre des historiens au sujet de l’écriture de l’histoire de l’esclavage.

Depuis plusieurs années, les chercheurs se sont interrogés sur l’instrumentalisation et la confiscation des mémoires, sur l’« art d’oublier », comme le disait Paul Ricoeur, dans une société « éternellement en colère contre elle-même », sur les rythmes de l’effervescence mémorielle ou les divers moments de remémoration comme des commémorations nationales. Plus d’un demi-siècle après, loin de s’apaiser, les passions autour de la guerre d’Algérie sont toujours aussi vives. Pour preuve, par exemple, cette guerre autour de la création d’un « Mur des disparus » dans les années 2010 à Perpignan, avec le nom de Français morts en Algérie, « victimes du FLN », a été l’occasion d’une guerre des mémoires. Un certain nombre de points ont incité des historiens à mettre en garde contre un tel projet. Dans un long texte portant pour titre « En finir avec les guerres de mémoires algériennes en France », ils écrivaient : « Les Pieds- noirs ont le droit d’honorer leurs morts. Mais l’inscription, sur un mur, des noms de tous les disparus parmi les Français d’Algérie se heurte à un problème éthique, puisque cela reviendrait à graver dans la pierre les noms de ceux, minoritaires, qui furent activistes de l’OAS. De la sorte, les descendants des victimes de cette organisation se sentiraient insultés. » Le climat actuel est donc bien celui d’une concurrence des mémoires (y compris dans les enjeux de l’immigration et de ses mémoires en mouvement).

Et ce qui est compliqué aujourd’hui en France, c’est que les partisans d’un système colonial, considéré comme positif, ont quitté les rivages de l’extrême-droite traditionnelle pour aller vers une droite très classique. Le gaullisme avait entretenu une « frontière » entre droite et extrême-droite. Le général De Gaulle était une figure de la décolonisation et il était difficile aux partisans de l’extrême-droite d’aller vers lui. Aujourd’hui, la frontière tend à s’effacer.

Quand l’avenir est fermé, quand l’espérance s’épuise, alors l’interprétation de ce qui n’est plus occupe une place centrale, décisive. Le travail historique et politique aide à sortir de ce dilemme entre trop-plein, et absence de mémoires. En laissant ouverte la porte des controverses citoyennes démocratiques, débarrassé des discours fermés de revanches, pour sortir de la rumination du passé colonial et des blessures mémorielles.

 

Benjamin Stora (26.06.2022 – soutien au Collectif pour une histoire franco-algérienne non falsifiée)

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